La grande traversée nordique
Par France Lemire
Depuis 1995, année après année, un groupe d’adeptes d’expéditions nordiques se donne rendez-vous au sud-ouest de La Sarre pour traverser le majestueux lac Abitibi. Cette vaste étendue de glace d'une superficie de 878 km² se situe principalement en Ontario et constitue un important élément du bassin versant de la baie James. J’en suis à ma 10e traversée. Depuis six ans, je n’en manque pas une. C’est mon rendez-vous intime avec l’hiver. Mon retour à l’essentiel en dehors de ma bulle de confort. Vivre au froid pendant cinq jours comporte son lot de défis.
L’aventure commence à 8 km de la rive nord du lac à Mace en Ontario. Une fois les remerciements adressés à nos valeureux chauffeurs de camion, moi et mes partenaires nous activons en file indienne avec fébrilité sur une piste légèrement ascendante tracée par des motoneiges. Le ski est l’équipement de choix pour se lancer dans cette grande traversée nordique. Nous partons en autonomie complète traineau au dos. Au bout de deux heures, nous quittons enfin la forêt pour rejoindre une rivière où devant nos yeux se dévoile l’immensité du lac Abitibi. Cette marée blanche sous un soleil radieux est éblouissante. L’ambiance est sauvage, le défi est grand. J’adore ! Alors que Jean-Pierre et Yvon ajustent l’angle de direction sur leurs bonnes vieilles boussoles moi j’ouvre mon GPS où est enregistré le tracé de la dernière traversée. La navigation sur le lac est laborieuse. La première partie du plan d’eau se traverse du Nord au Sud. Le lac ne compte pas moins de 900 îles et îlots plus semblables les uns que les autres. Dévier d’un degré peut nous plonger dans un sérieux pétrin. Nous devons changer souvent de direction et consulter régulièrement nos équipements de navigation.
La surface du lac est très dure et quelque peu ondulée avec de rares plaques de glace ce qui facilite notre déplacement. Devant cette étendue blanche à perte de vue, mon esprit vagabonde. Je pense aux gens que j’aime, à mes multiples projets, aux rêves que je chéris pour ma région que j’adore, mais surtout je savoure l’instant présent détaché de mon cellulaire et des nouvelles de la planète.
D’une pointe d’île à une autre, nous arrivons exténués à notre premier campement situé à l’est de la dernière île avant le « narrow » à l’abri des vents dominants. Après une journée complète à skier, bien que magique sous un ciel étoilé, la soirée n’est pas de tout repos. Aussitôt le lieu de campement décidé, nous nous détachons enfin de nos traineaux pour rapidement compacter la neige où seront dressées nos tentes. On creuse ensuite jusqu’à la glace pour aménager notre aire de cuisson afin de cuisiner debout. On allume nos réchauds pour rapidement transformer de la neige en eau. Une fois le campement monté, il est primordial d’enfiler des vêtements secs pour éviter une grande perte de chaleur. Les flammes de nos réchauds s’activeront toute la soirée pour produire les deux litres d’eau et demi par personne nécessaires pour nos repas lyophilisés et pour les vivres du jour suivant. La noirceur qui tombe entraine avec elle la chute du mercure. On ne se fait alors pas prier pour gagner nos sacs de couchage momie en espérant trouver sommeil à travers les bris stridents de glace qui se contracte sous l’effet du froid.
La deuxième journée est marquée par la traverse du « Narrow », ce passage étroit reliant les parties Nord-Sud et Est-Ouest du lac. La consigne est de skier en bordant la forêt du côté est, car le courant empêche à quelques endroits l’eau de geler. La rive se compose d’une chaine de demi-cercles. Au milieu de la journée, chaque pointe me donne l’impression d’en finir avec ce passage étroit, mais je réalise qu’après une pointe il y en a une autre et … une autre. À la sortie du Narrow, nous prenons le cap vers l’Est dans un désert blanc pour le reste du périple. Encore 7 kilomètres à skier aujourd’hui pour atteindre heureux notre campement. On prend le temps de s’allumer un feu ce soir. L’atmosphère est à la fête.
Le deuxième réveil est brutal sous un mercure atteignant les -35°C. Je dois l’admettre ce matin, sortir de mon sac de couchage est une épreuve de force. Dans ce froid qui fige le temps et qui fait de chaque mouvement un geste laborieux, même ma pensée fonctionne au ralenti. Nous devons alors nous motiver collectivement à ranger le campement rapidement avant que l’hypothermie nous gagne. Tout doit reprendre sa place dans nos traineaux pour que nos skis se remettent à glisser et que notre corps se réchauffe enfin. Je glisse mon premier kilomètre de la journée avec des doigts et des pieds qui me picotent douloureusement. Je me demande ce qui me pousse à me mettre dans une telle misère, mais cette pensée s’envole rapidement devant la beauté du décor. C’est aujourd’hui que nous traversons la frontière de l’Ontario et du Québec. Nous croissons avec plaisir quelques villages de cabanes à pêche saupoudrées ici et là en bordure des îles. Nous apercevons la majestueuse île Népawa que nous longerons de loin aujourd’hui et demain.
Chaque traversée nous réserve son lot de surprises avec ses conditions de neige différentes, ses blizzards, ses temps trop doux rendant la glisse difficile. On tente difficilement d’éviter les ampoules, on se protège les yeux et la peau en tout temps des rayons de soleil que le reflet de la neige nous renvoie avec puissance au visage. Pour éviter une panne d’énergie, nous devons manger et boire chaque heure. Habillés en multicouches, il est primordiale de tempérer sa chaleur corporelle en enfilant ou en retirant des vêtements tout au long de la journée, car l’humidité est le pire ennemi du randonneur.
Notre dernier campement se situe à une vingtaine de kilomètres de la plage de Palmarolle dans un cercle d’îles magnifique. La température est plus clémente. On se bâtit un îlot commun pour partager ensemble le dernier repas. Cette traversée est fertile aux amitiés coup de foudre. L’esprit d’entraide y est palpable. Tous les membres de l’expédition demeurent attentifs au bien-être de chacun. Sept mains se tendent au moindre besoin exprimé.
Je skie ma dernière journée en passant aux personnages du passé qui ont occupé ces lieux.
Ce lac est chargé d’histoire. J’aime me rappeler que bien avant les traces de mes skis sur la neige, les canots des Algonquins fendaient l’eau du lac pour atteindre leur lieu de rassemblement estival. Je me sens privilégiée d’avancer dans leur scion. Jusqu’au début du XIXe siècle, les environs de ce vaste lac étaient occupés par les peuples algonquins et cris (tribus des Témiscamingues et des Abitibis), mais dès la fin du XVIIe siècle toute cette région constituait des pôles de la rivalité féroce entre les Français et les Anglais dans leur lutte pour assurer le contrôle de l’intérieur du continent et le monopole sur la traite des pelleteries. Par la suite, c’est autour de l’industrie forestière d’utiliser le lac Abitibi pour le flottage des billots et comme point de rassemblement du bois. Aujourd’hui, le décor naturel et sauvage de ce coin du pays attire de plus en plus de touristes.
Morsures du soleil au visage et sourire aux lèvres, nous atteignons après 90 km de ski la fameuse plage Rotary remplie de gratitude, de fierté et d’émotions. Cette grande traversée nous aura encore amenés à la limite de nos capacités tout en nous imprégnant de moments d’euphorie et de satisfactions exceptionnelles … et tout ça dans notre cour arrière.